PRE!\IIERE ABDICATION. -
AVRIL
i8i4.
quand il aurait besoin de lui.
1\1.
de Caulaincourt
le quilla, vivcment frapp é de ce qu'il avait en–
tendu' et persistant
a
voir dans ces longues ré–
capitulations, dans ces j ugements supremes sur
lui-memc et sur les aulres, un adieu aux gran–
deurs et non pas
a
la vie. 11 se trompait. C'é–
tait un adieu
11
la vie que Napoléon avait cru
fairc en s'épanchant de la sorte. II venait en eífct
de prendre la résolution étrange, et peu digne
de lui , de se donncr la mort. Les caracteres
tres-actifs éprouvent rarement le dégout de la
vie, car ils s'en servent trop pour etre tentés d'y
renoncer. Napoléon, qui a été l'un des etres les
plus actifs de Ja nature humainc, n'avait done
aucun penchant au suicide; il le dédaignait
ruerne comme une renonciation irreilécbie aux
chances de l'avenir, qui restent toujours aussi
nombreuses qu'imprévues pour quiconque sait
supporter le fardeau passager des mauvais jours.
Néanmoins dans toutc adversité, rueme Je plus
courageusement supportée, il y a des moments
d'abaitement, ou l'esprit et le caracterc fiéchis–
sent sous le poids du malheur. Napoléon eut
dans cctte journée l'un de ces momenls d'insur–
montablc défaillance. Le traité relatifasa famille
étant signé, l' honneur des souverains y étant
engagé, le sort de son fils , de sa femme, de ses
proches Jui paraissant assuré, il crut s'etre ae–
quitté de ses dcrniers devoirs. 11 lui semblait
d'ailleurs que pour d'honnetes gens sa mort im–
primerait aux engagements pris emers lui un
caractere plus sacré, et qu'en eessant de Je
eraindre on cesserait de le halr. Des lors jugcant
sa carriere finie, ne se comprcnant pas dans une
petite ílc de la Méditcrranée, ou
il
ne ferait plus
rien que respirer l'air chaud d'ltalie, ne comp–
tant pas mcmc sur la ressource des affections de
fami!Je, car dans cet instant de sinistre clafr–
voyance
il
devinait qu'on ne lui laisserait ni son
fils, ni sa femme, humilié d'avoir
a
signer un
traité dont le caractere était tout personnel et
pour ainsi dire pécuniaire, fatigué d'enteudre
chaque jour le bruit des malédictions publiques,
se voyant avec horreur, dans son voyage
a
l'ile
d'Elbc, livré aux outrages d'une hideuse popu–
lace,
il
eut un moment l'existence en aversion,
et résolut de recourir
a
un poison qu'il avait de–
puis longtemps gardé sous la main pour un cas
extreme. En Russie, au lendemain de la san–
glante bataille de Malo-Jaroslawetz, apres la sou–
daine irruption des Cosaques qui avait mis sa
personne en péril,
il
avait entrevu la possibilité
de devenir prisonnier des Russes, et
il
avait de-
mandé au docteur Yvan une forte potion d'opium
pour se soustraire
a
l'insup portable supplice d'or–
ner lechar du vainqueur. Le docteur Yvan, com–
prenant la nécessité d'une lelle précaution, lui
avait préparé la potion qu'il demandait, et avait
cu soiu de la renfermcr dans un sachet, pour
qu'il ptit la porter sur sa personne, et n'en etre
jamais séparé. Rentré en France, Napoléon n'a–
vait pas voulu la détruire, et l'avait déposéc dans
son nécessaire de voyagc, ou elle se trouvait
encorc.
A la suite des accablantes réflexions de la jour–
née, regardant le sort des siens commc assuré,
ne croyant pas le compromettre par sa mort,
il
choisit cette nuit du
t
1 avril pour en finir avec
les fatigues de la vie, qu'il uc pouvait plus sup–
porter apres les avoir tant chei·chées, et tirant
de son nécessaire la redoutable potion,
il
la dé–
laya dans un peu d'eau, !'avala, puis se laissa
retombcr dans le
lit
ou il croyait s'endormir
pour jamais.
Disposé
a
y attendre les effets du poison,
il
voulut encore adresser un adieu
a
M. deCaulain–
court, et surtout lui exprimer ses dernieres
intentions relativcmcnt
·a.
sa femme et
a
son fils.
Il le
fit
appeler vcrs trois heures du matin,
s'excusant de troubler son sommeil, mais allé–
guant le besoin d'ajouter quelques instructions
importantes
a
celles qu'il lui avait déja données.
Son visage se distinguait
a
peine
a
la lucur d'unc
lumiere presque éteinte; sa voix était faiblc et
altérée. Saos parler de ce qu'il avait fait, il prit
sous son chevet une lettre et un portefeuille, et
les présentant
a
1\1.
de Caulaincourt, il Iui dit :
Ce portefcuille et celle lettre sont destinés
a
ma
femme et
a
mon fils, et je vous prie de les leur
remettre de votre propre main. lUa femme
e~
mon
fils auront l'un et l'autre grand besoin des con–
seils de votre prudence et de votre probité, car
leur situation va etre bien difficile, et je vous
demande de ne pas les qu itter. Ce nécessaire (il
montrait son nécessaire de voyage) sera rcmis
a
Eugene. Vous direz a Joséphine que j'ai pensé
a
elle avant de quilter la vie. Prenez ce camée que
vous gardercz en mémoire de moi. Vo us etes un
honnete homme, qui avez cherché
a
me dire la
vérité... Embrassons-nous. - A ces dernicres
paroles qui ne pouvaient plus laisscr de doute
sur la résolution prise par Napoléon, M. de Cau–
laincourt, quoique peu facilc
a
émouvoir, saisit
les mains de son maitre et les mouilla de ses }ar–
mes. 11 aper'(ut pres de luí un vcrre portant
cncore les traces du breuvage mortel. ll intcrro -
;,