PREl\'IIERE ABDICATION. - -
AVRIL
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Paris, et prescrivant de détruire les munitions de
Grenelle pour en prive'r l'ennemi , était consi–
déré comme la résolution de faire sauter la capi–
tale. Un officier, chercbant
a
flatter les passions
du jour, prétendait s'etre refusé
a
l'exécution de
cet·ordre épouvantable. Le monstre, disait-on,
avait voulu
d~truiré
Paris, comme un corsaire
qui fait sauter son vaisseau, avec cette différence
qu'il n'était pas sur le vaisseau. Du reste, ajou–
tait-on, il n'était pas Fran<;ais, et on devait s'en
féliciter pour l'honneur de la Francc.
11
avait
changé son nom de
Buonaparte,
il en avait fait
Bonaparte,
et c'était
Buonaparle
qu'il le fallait
appeler. Le nom de Napoléon meme ne tui était
pas
du.
Napoléon était un saint imaginaire ;
c'est Nicolas qu'il fallait joindre
a
son nom de
famille. Ce monstre , disait-on encore, cet cn–
nemi des hommes, était un impie. Tandis qu'en
public
il
allait entendre la messe
a
sa chapelle
ou
a
Notre-Dame,
·il
faisait, dans son intimité,
avec Monge, Volncy et autres, profession d'a–
théisme. Il éta,it dur, brutal, batlait ses géné–
raux, outrageait les femmes, et, comme soldat,
n'était qu'un 13.che. Et la Francc, s'écriait-on,
avait pu se soumettre
a
un tel homme
!
On ne
pouvait expliquer cette aberration que par l'aveu-
.glement qui suit les révolutions
!
A ce déborde–
ment de paroles
s'étaie~t
ajoutés des actes du
meme caractere. La stalue de Napoléon,
a
la–
quelle on avait vainementattaché une corde pour
la renverser le jour de l'entrée des coalisés, atta–
quée quelques jours plus tard avec les moyens
de l'art, avait été descendue de la colonne
d'Austerlitz dans un obscur magasin de l'État, et,
en conlemplant le monurnent, la haine publique
avait
la
satisfaction de n'apercevoir que le vide
sur son sommet dépouillé.
Telle était l'explosion de colere
a
laquelle, par
un terrible retour des choses d'ici-bas, l'homme
le plus adulé pendant vingt années, l'homme
qui avait le plus joui de l'admiration stupéfaite
de l'univers, devait assister tout vivant. Au sur–
plus,
il
était assez grand pour se placer au-dessus
de telles indignités, et assez coupable aussi pour
savoir qu'il s'était attiré par ses acles ce cruel
revirement d'opinion. l\fais il y avait quelque
chose de plus triste encore dans ce
spect~cle,
c'étaient les flatteries prodiguées en meme temps
aux souverains alliés. Sans d0ute Alexandre,
par la conduite qu'il tenait et dont
il
donnait
l'exemple
a
ses alliés, méritait les remercimeots
de la Francc. Mais si l'ingratitude n'est jamais
permise, la reconnaissance doit etre discrete
CONSULAT.
5.
quand elle s'adresse aux vainqueurs de son pays.
Il n'en était pas ainsi, et on s'évertuait
a
redire
qu'il était bien magnanime
a
des souverains qui
avaient tant souífert par les mains des Fran<;ais,
de se venger d'eux aussi doucement. Les flammes
de l\foscou étaient rappelées tous les jours, non
par des écrivains russes, mais par des écrivains
fran <;ais. On ne se contentait pas de louer le
maréchal Blucher, le général Sacken , braves–
gens dont l'éloge était naturel et mérité daos les
bouches prussiennes et russes, on allait chercher
un émigré fran<;ais, le général Langeron, qui
scrvait dans les armées du czar, pour raconter
avec complaisance combien
il
s'était distingué
dans l'attaque de Montr.:iartre, et combien de
justes récompenses il avait re<;ues de l'empereur
Alexandre. Ainsi, dans les nombreuses péripé–
ties de notre grande et terrible révolution , le
patriotisme devait, comme la liberté, avoir ses
revers, et, de meme que la liberté, idole des
creurs en
1789,
était devenue en
1795
l'objet
<le lcur aversion, de meme le patriotisme devait
etre foulé aux pieds jusqu'a faire honorcr l'acte,
coupable en tout temps, de porter les armes
contre son pays . T11istes jours que ceux de réac–
tion, ou I'esprit pub!ic', profondément troublé,
pcrd les notions les plus élémentaires des
choses, bafoue ce qu'il avait adoré, adore ce qu'il
avait bafoué, et prend les plus honteuses con–
tradictions pour un heureux retour a
la
vé–
rité
!
Naturellement si Napoléon , était un monstre
auquel
il
fallait arracher Ja France, les Bourbons
étaien t des princesaccomplis auxquels
il
fallaitla
rendre le plus tót possible, comme un bien légi time
qui leurappartcnait. LaFr ance ne les avait pas pré–
cisément oubliés, car vingt ans ne suffisent .pas
pourqu'on oublie une illustre.famillequi a
grande~
ment régné pendant des siecles; mais la généra–
tion présente ignorait absolument comment et a
quel <legré ils étaieut les parents de l'infortuné
roi mor Lsur l'échafaud, et de l'enfant, non moins
infortuné, mort entre les mains d'un cordonnier.
On se demandait si c'étaient des fils, des freres,
des cousins de ces p1·inces malheureux, car,
excepté quelques gens agés , la masse n'en savait
rien . La flatterie, prompte
a
courir de celui
qu'on appelait le tyran déchu,
a
ceux qu'on ap–
pelait des anges sauveurs, attribuait
a
ces der–
niers toutes les vertus, et ils en avaient assuré–
ment qui auraient mérité d'etre célébrées dans
un Jangage plus noble et plus sérieux. On disait
que Louis
XVI
avait laissé un frere, Louis-Sta-
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