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LIVRE CINQUANTE-TROISIEl\fE.
vicissitudes de la bataille, cnvoie Grouchy avec
Je reste de la cavalcric, pour remplir le vide qui
vient de se former dans sa lignc de bataille, et
tcndre un voile qui, cachant la scenc
a
nos
fuyards, lcur permetlc de recouvrcr leur pré–
senc~
d'esprit. Grouchy arrivc, occupc la place,
et va charger, quand un coup de feu Je renverse
de cheval. Privéc <le son chef, notre cavalcrie
dcmeure immobile. Elle protége pourtant le ral–
Jiemcnt de l'infanterie de Ney. Vers notre droilc
Víctor
a
la tete des divisions Boyer et Charpen–
lier, persiste
a
se soutenir
a
la lisiere du bois
d'Ailles. Blessé grievement, il estremplacé par le.
géuéral Charpentier. Napoléon, craignant que
ses ailes qui ont de Ja peine
a
se maintenir au
bord du plateau ne fini ssent par céder, fait avan–
cer une division de la vieillc garde pour se dé–
ploycr entre elles . Ces vieux soldats se portcnt
d'un pas
~ésolu
entre nos deux ailes, tandis qu'au
meme instant arrivent quatre-vingts bouches
a
fcu, bien longtemps attendues. Notre infériorité
en artillerie cesse enfin, et
il
est temps, car les
canons de Drouot sont presque tous démontés.
Ces quatre-vingts pieces, mises en batteric entre
les troupes de Ney et celles de Víctor, vomissent
bientót des torrents de feu sur les Russes, et Jeur
font essuyer des pertes crueJJes. L'infanterie de
Sackcn e.t de
·w
oronzoff, apres avoir tenu quelque
temps, cede
a
son tour sous les décharges répé–
tées de la mitraille. Elle recule et nons abandonne
le terrain. Alors de notre gauche
a
notre droite
on s'ébranle pour la suivre. Les troupes de Victor,
faisant un dernier effort, s'emparent du víllage
d'Ailles, et prennent définitivement leur place
a
la droitc de l'armée. Les troupes de Ney ne res–
tent point en arrierc, et notre ligne entiere
s'avance des lors en parcouran t le sommet du
plateau qui tantót s'élargit, tantót se resserre, et
refoule l'infaoteric de Sacken et de Woronzoff
sur celle de Langeroo. La cavalerie r usse s'ef–
force en vain de charger pour couvrir cette rc–
traite; nos chasseurs et nos grenadiers
a
cheval
se précipitent sur elle et la repoussent. Réfugiée
derrierc son infanterie, elle se reforme, et essaye
de revenir
a
la charge. Nos dragoos Ja culbutent
de nouveau. On parcourt ainsi d'un pas victo–
rieux le sommet du plateau, la gauche a l'Aisoe,
la droite a la Lette, dominant de quelques cen–
taines de pied le lit de ces deux rivieres, et pous–
sant devant soi les
?:SO
mille hommes de Sacken,
de 'Voronzoff, de Langeron. On les mene de Ja
orte pendant deux licues, c'est-a-dire jusqu'a
Filnin t comme ils
parain~nt
en cet endroit
vouloir descendre dans la vallée de la Lette,
nolre gauehe, portée en avant par un rapide
mouvcmentde conversion , les
y
pousse brusque–
ment. Notre artillerie, se dédommageant de sa
tardive arr.ivée, les suit au hord de Ja vallée, et
les couvre de mitraille, jusqu'a ce qu'ils aient
lrouvé un abri daos l'enfoncement boisé- du lit
de la Lette.
La nuit approchait, et rien
n'a nnon~ait
que
nous eussions
a
craindre quelque effort de l'en–
nemi sur nos flanes ou sur nos derrieres. En
effet, celte irruption des quinze mille cavaliers
de Wintzingerode, dont Napoléon ignorait le
projet, mais dont il avait admis
la
possibili-té, et
contre laquelle il avait pris ses précautions en
laissant une division de vieille garde et le corps
de Marmont au pied des hauteurs de Craonnc, ne
s'était pas encore exécutée, mcme a la fin du
jour. l\falgré les instances de Blucher, qui atta–
chait beaucoup de prix a eette combinaison , Ja
cavalerie de Wintzingerode, engagée dans la
val'lée de la Lette, au milieu d'un pays fourré et
marécageux, embarrassant l'infanterie de Kleist
ct.embarrassée par elle, n'était parvenue
a
Fes–
ticux que tres-tard, et n'avnit plus osé, l'hcure
étant fort avancée, tenter une entreprise qui
pouvait avoir ses dangers aussi bien que ses
avantages . Blucher avait done été obligé de s'en
tcnir pour la journée a la perte du platcau de
Craonne.
Telle avait été cetle sanglante bataille de
Craonne, eonsistant dans la conquete d'un pla–
teau élevé, défendu par einquante mille hommes
et une nombreuse artillerie, et attaqué par trent e
mille avec une artillerie insuffisante. La ténacilé
d'un cóté, la fougue de l'autre, avaient été admi–
rab_les, et chez nous, les divisions Boyer et Char–
pentier avaientjoint
a
la fougue une rarc patience
sous le feu. Ney avait été, comme toujours, 1'un
des héros de la journée. Les Russes avaient
perdu 6 a 7 mille hommes, et on ne sera pas
étonné d'apprcndre que, débouchant sous un
feu épouvantable, nous en eussioos perdu 7
a
8 mille. La différencc
a
notre désavantage eut
meme été plus grande, si notre artillerie, r etar–
dée non par sa faÚte mais par la distance, n'était
venue
a
la fin compenser par ses ravages ceux
que nous avions soufferts. Apres ce noble effort
de nolre armée, pouvions-nous Je lendcmain en
Lirer d'utiles conséquences? le sang de nos braves
soldats aurait-il du moins coulé fructueuscmcnt
pour la Franee? Telle était la question qui allait
se résoudre dans les quarante-huit heurcs, et