564
LIVRE CINQUAN
'E
ET UNIEME.
dti, ou le réduire
a
l'impuissance de nuire, ou
se l'attacher; mais, malgré sa force d'esprit et de
caractcre, Napoléon, comme on fait trop sou–
vent, sommeillant
a
coté du danger, tinta l'égard
de M. de Talle)Tand une conduitc incertaine:
il
Je
Jaissa libre, grand dignitaire, membre du
conseil de régence, et, au lieu de le caresser en le
laissant si fort,
i1
Jui adressa, au contrairc, de
sanglants reproches a la veille de le quitter, tant
Ja
seule \_Ue de ce personnage l'excitait, l'inquié–
tait, l'irritait. II lui dit qu'il le connaissait bien,
qu'il n'ignorait pas ce dont
il
était capable, qu'il
le surveillerait attentivement, et qu'a la premiere
démarche douteuse
il
lui ferail sentir Je poids
de
son autorité. Puis, apres les plus violentes apo–
strophes,
il
s'en tint aux paroles, et se contenta
de prescrire au duc de Rovigo Ja plus rigoureuse
surveill!!_nce, tant sur M. de Tallcyrand que sur
quelques autres grands fonctionn aires disgraciés.
Le duc de Rovigo n'était pas homme
a
hésiter
quels que fussent ses ordres; mais que faire
contre un adversaire habile, qui savait comment
se conduire pour ne pas donncr prise;<Iui d'ail–
Jeurs était entouré d'une immense renommée,
qu'on devait se garder de frappcr légeremeot,
et
qui saurait bien trouver le moment oú il pour–
rait tout oser contre un ennemi qui ne pourrait
presque plus rien pour sa propre défense?
Napoléon, a la veille de son départ, voulut
voir et haranguer les officiers de la gurde natio–
nale, a laquelle
il
allait confier la sureté intérieure
et extérieure de Paris. On avait cornposé la
garde nationaJe non pas de cette classe populairc,
courageuse et robuste, aussi capable de défendre
bravement ce qu'on lui confie, que de le ren–
verser maladroitemenL , mais de gens aisés ,·
ennemis des révoJutions, u'ayant pas oublié que
Napoléon avait sauvé la Franco de l'anarchie,
quoique lui reprochant de l'avoir précipitée da ns
une guerre funeste, détestant Ja République, et
ayant peu d'entrainement pour les Bourbons.
Napoléon, en voulant disputer les dehors de
Paris avec ses soldats, se proposait de laisser
a
la
garde nationale le soin
de
préserver sa fernme et
son fils contrc un mouvemcnt anarchiste ou roya-
liste, tenté dans l'intérieur
de
la
capitale. 11
rr~ut
done les officiers de cette garde aux Tuileries,
ayant sa femme d'un coté, son fils de l'autre;
puis,
s'avan~ant
au milieu d.'cux, leur montrant
cet enfant appelé naguere
a
de si hautes des–
tinées,
~t
aujourd'hui voué peut-etre
a
l'exiJ,
a
la mort, il Jeur dit qu'il allait s'éloigner pour
défendre eux et leurs farnilles, et rejeter hors
du territoire l'ennemi qui venait de franchir nos
frontieres, mais qu'en partant il mettait en dépot
en lre leurs mains ce qu'il avait
de
plus cher
apres la France, c'est-a-dire sa femme et son
fils, et partait tranquille en confiant de pareiJs
gages a leur honncur.
La
vue de ce grand
homme, réduit, apres tant de merveiUes,
a
de
telles
exlrémités, tenant son fils daos
ses
bras,
Je présentant
a
leur dévouement, produisit sur
eux la plus vive émotion, et ils promirent bien
sincerement de ne pas livrer
a
d'autres le glo–
rieux trone de France. Hélas
!
ils le croyaicnt
!
Lequel d'entre eux, en cffet, bien
que
le champ
füt ouvcrt alors
a
toutes les suppositions, lequel
pouvait prévoir en
ce
moment les scenes si diffé–
rentes qui se passeraient bicntot daos ces Tuile–
ries, et confondraicnt la prévoyance non-seule–
ment de ceux qui les occupaient, mais de Ieurs
successeurs, et des successeurs de lcurs succes–
seurs
!
Napoléon partit le lendemain pour Chalons, et
en partant, saos savoir qu'il les embrassait pour
la dcrniere fois, serra fortement dans ses bras
sa femme et son fils. Sa femme pleurait et crai–
gnait de ne plus le revoir. Elle était destinée
a
ne plus le revoir en cffet, sans que
les
boulets
cnnemis dussent l'enlever
a
son affection
!
On
l'ctit bien surprise assurémcnt si on lui etit dit
que ce mari, acluellement l'objct de toutes ses
sollicitudes, mourrait daos une ile de l'Océan,
prisonnicr
de
l'Europe, et oublié d'elle
!
Quant
a lui , on ne l'eut point étonné, quoi qu'on lui
cut préáit, car, extreme abandon, extreme
dévouement,
i1
s'attendait
a
tout de la part
des
hommes, qu'il connaissait profondément: et avec
Jesquels il se conduisait néanmoins comme s'il
ne les avait pas connus
!