2GO
LIVRE
CINQUANTJE!\JE.
poléon était tout
a
coup devenue des plus péril–
leuses, des qu'il n'av:ait pas rejeté loin de Jui
l'armée
de
Bobéme, aun de
se
reporter le len–
demain sur celles de Silésie
et
du Nord. Sans
doute
il
pouvait se dire que l'ennemi avait
cruellement souffert, et que ses pertes lui óte–
raient peut-étre le cour2ge <le recommencer le
combat. C'était possible
¡,
Ja rigueur, et méme
vraisemblable, si de nouveaux rcnforts n'avaient
pas du snrvenir; mais avec l'ardeur qui animait
les coalisls, avee l'apparition certaine de Berna–
dotte sous un jour ou deux, nvec J'arrivée proba–
ble de l'armée
de
Benningsen, la légere espé–
rance qu'ils ne conlinueraient pas cette terrible
bataille, n'était plus que Ja faible branchc
a
laquelle s'attache le malheureux roulant dans un
abime. Tandis que les eoalisés étaient presque
assurésae recevoir cent mille hommcs,
a
peine
N:=tpoléon
en
attendait-il quinze mille sous Rcy–
nier, dont les deux ticrs
de
Saxons fort doutcux,
ce
qui devait porter ses forces, réduites de 26 ou
27
mille hommes par la journéc du
·t
6 '
a
16!) mille hommes présents ' et environ
a
11)0 mille hommes surs; et pouvait-il
se
flatter'
si 500 mille ennemis lui tombaient sur les bras,
ennemis .acharnés,
se
battant avec fureur, de
leur faire ra-ce avec
rno
mille soldats, héro1ques
sans doute, mais ayant en tete des adversaires
que le patriotisme rendait leurs égaux au feu?
11 n'était pas possible que Napoléon se dissi–
mu]at cette situation. Espérant Ja veille encore,
qu'apres avoir battu la · principalc des armées
coalisées, il aurait bon marché des dcux autres,
il dut éprouvcr une sensation bien amere en
voyant
a
la chute du jour une bataillc inuécise,
qui, au lieu de le dégager, l'enfermnit au con–
traire dans les bras d'une espece de polype com–
posé d'ennemis de toute sorte. Toutcfois, pour
croire
a
une situation si nouvelle et si désolante,
il
fallait qu'il considérat encore
Ja
chosc de plus
pres. Apres avoir pris
a
peine quelqucs heures
de
repos, il monta
a
cheval le '17 au matin pour
parcouri~le
champ de bataille. ll le trouva bor-
que Blucher était encorc loin. S'il avail pu le savoir si 1·ap–
proché, il aurait <les la vcillc placé l\larmont sur la Partha
rn éme, el de la sorle la concenlration eüt élé suffisanle et faile
il.
lemps. 11 esl vrai que dans cecas Ja rou le rle Dübcn aurait pu
élre fermée au reste du corps <le Sou!iam el
a
celui de Reynier ;
mais alors, si par eellc eonsi<lération il n'y a ricn
a
reprocher
a
Napoléon, il n'y a pas <lavanlage de reproche
a
faire
u
l\lar–
rnont pour etre demeuré au dela <le la Partha, ou il n'élai t
d'ailleurs que par ordre supérieur. Quanl a nous, nous ne
cherchons que la vérité, et Napoléon, dans celle campagne,
reste si gran1l homme de guerre, meme aprés d'affreux mal–
h curs, r¡ue nous ne comprenons pns eomment on eonsenl
rible, bien qu'en sa vie il en eut contemplé de
bien épouvantables. Une morne froideur se mon–
trait sur tous ]es visages. l\'Iurat, le major géné–
ral Berthier, le ministre Daru l'accompagnaient.
Nos soldats étaieot morts
a
lcur place, mais
ceux de l'enncmi aussi
!
Et s'il y avait certitud
e
de ne pas reculer dans
U[JC
seconde hataille,
il
y avait certilude presque égale que les coalisés
ne recaleraient pas davantage. Or, une nouvelle
lutte ou nous resterions sur place, et oú nous ne
gagnerions rien que de ·n'etre pas arrachés de
notre poste, en voyant le cercle de fer formé
autour de nous se resserrer de plus en· plus, et
les issues demeurées ouvertes jusquc-la se fermer
l'une apres l'autre, une nouvelle lutte dans ces
conditions ne nous Jaissait d'autre perspective
que celle des fourches Caudiues. Tout le monde
le scntait, personne n'osait le dire. l\'Iurat, doot
le creur cxcellent cherehait une conso1ation
a
oITrir
a
Napoléon, répéta plusieurs fois que le
terrain était couvcrt des morls autrichiens, prus–
siens et russes, que jamais, excepté
11
la Moskowa,
on n'avait fait une pareille boucherie des enne–
mis, ce qui était vrai. 1".Iais
il
en restait assez,
et
en tout cas íl allait en venir assez, pour réparer
les breches de cette murailJe vivan te qui s'élevait
pcu
a
peu autour de nous. La fotraite immédiate
par la route de Lutzcn, pour ne pas laisser fer–
mer bientót l'issue de Lindenau, était done la
scule résolution
a
prcndre. Napo1éon
se
prome–
nant
a
pied avee
ses
lieutenants, sous un cicl
triste et pluvieux, au milieu des tiraiJJeurs qui
faisaient
a
peine entendre quelques eoups de feu
tant la fatigue était grande des deux cótés, pi·o–
norn;a lui-meme et le prcmier le mot de retraite,
que pcrsonne n'osait proférer. On le laissa dire
avec un silence qui cette fois était celui de la
plus évidente appróbation. Cependant la retraite
offrait aussi de graves inconvénients. La bataille
que nous venions de livrer pouvait, sans mentir
autant que nos ennemis, s'appelcr une vietoire,
car nous avions sans cesse ramené, refoulé les
coalisés sur Jeur terrain,
et
nous leur
en
avions
faire pnsser nos généraux pour incapables ou pour t1•ailres,
plulót que de lui reeonnaill·e une fautc. Nous ne voyo_ns pas
ce que la France
y
peut gagncr en 'force <lans le monde, le
monde sachanl bien que Napoléon est mort et ne renailra
poin
L.
ll y a r¡uelque chose qui ne meurl pas et ne <loit pas
mourir : c'cst Ja ·rrance
!
Sa gloirc importe plus que celle
meme rle Napoléon. Voila ce que devraienl se dire ccux qui
cherchenl
a
établir son infaillihilité, quand il n'y aurnit pas
pou1· eux comme pour nous une raison supérieure memea toutes
les cohsidérations palriolir¡ues, cellc rle la vérité,r¡n'avanl tout
il faul chercher el produire au jour.