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246

LlVRE

CINQUANTIE1\1E.

ne servait ni pour les feux ni pour les charges a

la ba'ionnclte, et

il

ne voulait pas s'avouer a lui–

méme que le troisierne rang, s'il ne pouvait ni

tirer ni charger a la bai'onnette, soutenait ce–

pendant les deux autres, leur imprimait de la

soli<lité, et les recrutait apres une action meur–

triere. "Mais dans la détresse ou

il

se trouvait,

la

chose était bonne

a

essayer si elle n'était pas

bonDe a professer.

Enfermé pendant cette soirée dans un appar–

lement cha.!_lffé suivant la coutume alleniaDde, et

appuyé a UD grand poele, il eut avec Berthier,

Murat, Marmont et plusieurs de ses généraux,

UD entretien long, familier et significatif. Il sou–

tiDt la formation de l'infanterie sur deux rangs,

et dit que pour le lendemain au moins elle aurait

un grand effct, celui de donner

a

l'armée fran–

<;aise l'apparence d'etre d'un tiers plus fortc,

l'ennemi ignoranUa nouvelle disposition qu'il

venait de prescrire. On disserta sur ce

s~et,

puis

on parla de la possibilité de juger

a

l ooil de la

force d'une armée sur le terrain, et Napoléon

affirma qu'avec sa vieille expérience il n'était

pas sur de ne pas se tromper d'un quart au

moins. Tout

a

coup on annon<;a Augereau, qu'il

n'avait pas encore vu, car ce maréchal venait

a

peine de rejoindre le quartier général. - Ah!

vous voila, s'écria-t-il, arrivez done, mon vieil

Augereau; vous vous etes bien fait attendrc. -

Puis, sans aigreur ni blame meme avec un ton

amical maís triste : Vous n'etes plus, lui dit-il,

l'Augereau de Castiglione

!-

Si, répondit le ma–

réchal, je serai encore l'Augereau de Castiglione

quand vous me rendrez les soldats d'Italie. -

Cette repartie n'irrita pas Napoléon, mais

il

insista, se plaignant d'une sorte de défaillance

générale autour de lui. Par un penchant, fort

ordinaire aux hommes, de s'en prendre de leurs

malheurs plus volontiers aux autres qu'a eux–

memes,

il

acensa tout le monde, d'ailleurs tres–

doucement. Il commen<;a par ses freres, comme

s'ils avaienl élé exclusivement coupables de ce

qui se passait dans leurs États, et qu'il n'eu t été

pour rien dans leurs mésaventures. Il se plaignit

de Louis qui, de la Suisse ou

il

s'était retir é, lm

1

Je n'ai pas besoin de répéter, apres l'avoir dit tant de

fois, que je ne rapporlc les entretiens de apoléon que lors–

que j'ni la preuve authentique de leur parfaite exaclilude, et

je ne reproduis celui-ci que parce qu'il me semble avoir une

singuliere significnlion

il

In veille de Ja bntaille de Leipzig. 11

prouve que déja une tristesse confuse se faisail jour dnns l'ame

de Napoléoa. Cet enlrelien eut un témoin,

i\I.

Jouanne, l'un

des secrétaires <le confiance de Napoléon, homme respectablc

et digne de toule créaace, qui, se trouvant la pour écrirc di-

L

redemandait Ja Hollande, de Jérome qui venait

de perdre Cassel, de Joseph qui venait de perdre

l'Espagne. Puis

il

ajouta que son malheur avait

été de trop faire pour sa famille, que son bcau–

pere l'empereur Fran<;ois le luí avait reproché

plus d'une

fo

is, qu'il le reconnaissait mai.otenant,

mais lrop tard.-Vous-méme, dit alors Napoléon

en s'adressant a l\forat avcc une franchise de

langagc singuliere, mais que la complete absence

d'aigreur rendaitsupportable, vous-meme n'avez–

vous pas été pret

a

m'abandonner? - Murat re–

poussa bien loin cette im'putation, en disant qu'il

avait toujours eu des ennemis cachés, appli–

qués a le desservir aupres de son beau-frere. -

Oui, oui, répondit Napoléon avec un ton telle–

ment affirmatif qu'on voyait bien qu'il a-vait tout

su, ou tout deviné : vous avez été pret

a

faire

comme l'Autriche, mais je vous pardonne.

Vous eles bon, vous avez un fonds d'amitié pour

moi, et vous etes un vaillant homme; seulement

j'ai eu tort de vous faire roi. Si je m'étais con–

tenté de vous faire vice-roi comme Eugene, vous

auriez agi comme lui; mais roi,

vou~

songcz

a

votre couronne plus qu'a la mienne. - Ces vé–

rités, adoucies par le ton, émurent fort les assis–

tants, et formerent le sujet de la conversation

jusquc bien avant dans la nuit. Ensuite, avec

une sorte de résignation supérieure, et des

témoignages affectueux, Napoléon quilla ses

lieutenants, en leur disant qu'il fallalt se prépa–

rer tous a se bien battre, car on aurait affaire a

forte partie le lendemain, et la bataille pro–

chaine déciderait de leur sort, du sien, de celui

de la France.

Ce triste relour sur le passé fut le seul signe

que Napoléon donna de ses sombres pressenti–

ments, car du reste il était calme, tranquille,

résolu, comme si les circonstanccs eussent été

celles qui avaient précédé Austerlitz ou Fried–

land

1 •

Le lendemain matin Napoléon monta de tres–

bonne heure

a

cheval, afio d'inspecter le champ

de bataille, ne voulant pas prendre l'initiative

de l'actíon a cause de ses corps restés en arriere,

et imaginant bien que l'ennemi ne la prcndrait

vers ordres sous la dicLée de Napoléon, enlendit l'entrctien

que nous venons de rapporler et en consigna sur-le-cbamp

le souvenir par écrit. C'esl sur ce document conservé par

M. Jouanne que j'ai retracé cette conversation, en résumant

les choses, et en leur donnant seulement la forme du style

bistorique, qui n'ndmet pas toutes les familíarilés du langage,

et qui n'a pas besoin pour ét1·e vrai de rapporter jusqu'a des

Jocutions soldatesques, que les mémoires particuliers peuvent

seuls se permellre de reproduire.