258
LIVRE CINQUANTIEIIIE.
le piége ou elle se serait laissé entrainer. Napo–
léon ordonna au duc de Padoue de réunir tout
ce qu'il y avait a Leipzig de vivres, de muni–
tions, d'habillements , de souliers, de matériel
précieux enfin, d'en composer un vaste convoi et
de l'acbeminer sur la routc de Torgau, ou le gé–
néral Lefebvre-Desnouettes viendrait le rccueillir
par un rnouvement rétrograde, pour l'cscorter
jusqu'a Torgau ineme. De la sorte si on était
obligé d'évacuer Leipzig, on n'y perdrait ríen.
Napoléon p-rescrivit encore au duc de Padoue
d'écrire
a
Erfurt, a l\layence, qu'on était en
pleine manreuvre, que les mouvements allaient
etre tres-compliqués, qu'il ne fallait done pas
prendre l'alarme si on apprenait que Leipzig fUt
occupé par l'ennemí, qu'un pareil événemeot
pouvait bien avoir lieu, mais par le résultat de
combinaisons qui se termineraient vraisembla–
blcment
par un coup de foudre.
Napoléonavait le projet, arrivéjusqu'a;bessau
a
la poursuite de Blucher et de Bernadotte, de
ne pas Jacher prise avant d'avoir pu les joindre ;
cependant, si apres les avoir bien battus il fal–
lait pour les suivre encore pcrdre la chance
d'atteindre l'armée de Boheme,
il
était r ésolu
de les laisser trainer leurs débris jusqu'a Bcrlin ,
et quant a Jui de reID(:)Ilter la rive droite de
l'Elbe pour l'exécution de sa gr;mde pensée,
doQt le succes serait ainsi devenu tres-probable,
car le fleuve qu'il aurait mis entre lui et l'armée
de Bohéme couvrirait son mouvement, main–
tiendrait cette armée dans l'ignorance de ce
qu'on lui préparait, et ne lui permettrait de
l'apprendre que lorsqu'il ne serait plus temps
pour elle de rebrousser chcmin vers la Bolieme.
Toutcfois cette profonde combinaison avait
un inconvénient, mi seul, mais grave, c'était
de résoudre définitivement la question de l'éva–
cuation ou de la conservation de Drcsdc. Con–
server ceLte ville devenait en effet nécessaire,
puisque apres avoir passé l'Elbc
a
la suite <le
Blucher et de Bernadotte, il fall ait Je rcpasser
afín de surprendre l'arméc de Bohcme, et il
était possible que pour y réussir il fallút le
remonter non-sculement jusqu'a Torgau, mais
jusqu'a Dresdc. Par ce motif Napoléon enjoigoit
au maréchal Saint-Cyr, contrairement
a
ce qu'il
lui avait d'abord annoncé, de rester définitive–
ment a Dresde, de s'y bien établir, et de
l'y
attendre avec confiance, car bientót probable–
ment il le verrait repar ailre sous les murs de
ceLte ville, non par la r ive gauche, mais par la
rive droite, apres de gr ands desseins accomplis,
et
a
la poursuite de desseins plus grands encore.
Malheureuscment si ces desseins ne se réali–
saient pas, et si on était amené
a
combattre ou
l'on se trouvait, c'est- a-dire entre Düben et
Leipzig, c'étaient 50 millc hommes capables de
décider la victoire qui manqueraient a l'effectif
de nos forces, et s'il fallait apres une bataille ou
indécise ou perduc repasser la Saale, c'étaient
encore 30 mille hommes ajoutés a tous ceux qui,
rcnfermés daos les places de l'Elbe, de l'Oder,
de la Vistule, ne
pou~_raicnt
pas rentrer en
France, et seraieot réduits
a
capituler.
Aprcs avoir enfanté ces vastes conceptions,
Napoléon résolut de s'arreter un jour a Düben,
peut-etl'e deux, pour y recueiilir des nouvelles
soit de Murat, soit des différents corps envoyés
a
la poursuitc de Blucher et de Bernadottc, car
il s'agissait de savoir s'il devait chercher les
armées de Silésie et du Nord derriere la l\iulde,
en passant cctte riviere entre Düben et Dessau,
ou les cherchcr au dela de l'Elbe, en passant ce
fl euve
a
·wittenbcrg. I1 faisait un temps hor–
rible, on marchait dans une fange épaisse,
délayée par des pluies continuelles, ce qui aug–
mentait beaucoup les peines du soldat, et Napo–
léon était contraint d'attendre le résultat des
reconnaissances dans un petit chatcau entouré
d'eau, au milieu de bois déja ravagés par l'au–
tomne et la mauvaise saison. Cette inaction for–
cée COlttait
a
son Ímpatience, et quoique
b'CS–
confiant encore,
il
ne laissait pas d'avoir de
vagues pressenliments qui le jetaient p::irfois
dans une sorte de tristesse. Il n'avait d'autre
ressource que de s'entretenir avec le
marécl~al
illarmont, dont l'esprit facile, ouvert, cultivé,
lui plaisait, et avcc le'quel
il
avait cu jadis les
r apports familiers d'un général avec son aide de
camp. Il passa la nuit entiere du
fO
au H a dis–
courir sur la situation si extraordinairement
compliquée des armées belligérantes entre l'Elhe,
la .M ulde et les montagnes de Bohemc, et bien
qu'il eút été amené
a
cette situation non par la
confusion de son esprit qui était le plus nct du
monde, mais par celle des choses, et qu'il sut
parfaitcment s'y reconnaitre, il n'était pas exempt
de tou te inquiétude en se voyant engagé dans
un par eil labyrinthe, et
a
plusieurs rcprises i]
s'écria : Quel
fil
embrouillé que tout ceci
!
l\foi
scul je puis le débrouiller, et cncore aurai-je bien
de la peine ! - C'est ainsi qu'il passa cette nuit,
parlant de toutes choses, meme de littérature et
de sciences, laissanL le maréchal l\'farmonl épuisé
de fatigue, et ne paraissant en éprouver au cune.